V comme vélo et vestiaire féminin

À l’époque où les vélos pesaient à peu près aussi lourds que les vêtements féminins, les cyclistes-couturières redoublaient d’ingéniosité pour contourner les normes vestimentaires. Retour sur une révolution silencieuse.
Par Tomas Couvry
Union Square. Octobre 2016. Une foule de danseurs, tous sexes, âges et origines ethniques confondus, exécute un « flashmob » sur un air de Justin Timberlake. Leur point commun : toutes et tous portent un pantalon en toile en hommage au fameux « pantsuit » d’Hillary Clinton, alors candidate à l’élection présidentielle.
Dans certains domaines, comme en politique, où l’art du « dress code » est rarement laissé au hasard, le port du pantalon pour les femmes apparaît encore aujourd’hui comme un symbole d’émancipation. Et pour cause, il n’y a pas si longtemps, l’idée que celles-ci puissent porter des vêtements autrefois réservés aux hommes était loin d’être acquise. Si les militantes féministes, à commencer par les suffragettes, ont été les premières à s’insurger contre la « tyrannie de la mode », l’essor du vélo, et la résolution des premières cyclistes à rompre avec la tradition y sont aussi pour quelque chose.
À partir de la seconde moitié du XIXème siècle, deux inventions, la pédale et le pneumatique, font exploser la cote de popularité du vélocipède, ancêtre de la bicyclette moderne, en particulier auprès des femmes issues des milieux bourgeois. Le vélo apparaît comme la nouvelle occupation en vogue dans les hautes sphères, un gage d’élégance et de modernité. S’inspirant des « cycle women » de l’Angleterre victorienne, les riches parisiennes du Second Empire se retrouvent au Chalet du Cycle, aux abords du Bois de Boulogne, où elles abordent la tenue de la parfaite « bicycliste », selon la formule, péjorative, d’un journaliste de l’époque : veste cintrée, culotte bouffante, cravate de soie et petit canotier.
De fait, le costume traditionnel s’avère pour le moins encombrant. Les corsets, pouvant peser jusqu’à 7 kg, s’ajoutent au poids de l’engin, tandis que les jupons, censés descendre jusqu’à la cheville, font littéralement perdre les pédales. En 1896, le Daily Press rapporte la mort de Miss Carr, dans le comté de Cumbria, déséquilibrée par les plis de sa jupe alors que sa monture entamait une descente fatale.
Au même moment, les voix s’élèvent contre la rigueur vestimentaire imposée aux femmes. Au Royaume-Uni, Lady Florence Harberton fonde la Rational Dress Society, qui prône la liberté de mouvement, l’absence totale de pression sur le corps et la beauté et l’élégance associée à l’utilité et au confort. Aux États-Unis, la suffragette Amelia Bloomer plaide pour le « pantalon turc » (une jupe évasée prolongée par une culotte bouffante), démocratisé par les premières cyclistes et la pratique du sport en général.
L’opinion publique se déchire sur ce nouvel accoutrement. Au théâtre et dans les journaux, on se moque des femmes élevées « à la façon bloomérienne », et le vélo devient l’emblème de cet élan de réforme. À tel point qu’en 1897, des étudiants de l’Université de Cambridge opposés à l’admission des femmes au baccalauréat se réunissent autour d’une marionnette représentant une femme en train de pédaler, érigée en caricature des militantes féministes.
V comme vélo
V comme vélo
Face à la violence de ces réactions, les suffragettes cèdent finalement sur le terrain des vêtements pour mener le combat, plus essentiel à leurs yeux, de l’éducation et de l’accès à l’emploi. Au sein même de la communauté cycliste, certaines pratiquantes se positionnent en faveur du costume traditionnel, craignant qu’on leur interdise tout bonnement de pédaler.
Jusqu’à ce que le droit de porter le pantalon leur soit officiellement accordé, les premières cyclistes-couturières redoublent donc d’ingéniosité pour contourner les interdits. À Brixton, dans la banlieue sud de Londres, Alice Bygrave met au point une « jupe convertible » dont la partie basse se resserre à l’entrejambe grâce à un système de poulies. Dans le Yorkshire, les soeurs Pease inventent une jupe pouvant être utilisée en guise de cape de pluie, la ceinture se transformant en col cheminée une fois nouée autour du cou.
En France, le port féminin du pantalon est finalement autorisé en 1909, mais uniquement « si la femme tient par la main un guidon de bicyclette ou les rênes d’un cheval ». Qu’elles aient ou non revendiqué une démarche militante, les premières cyclistes étaient en rupture avec leur époque. Alors qu’elles dépendaient encore largement de leurs maris, elles acquerraient la liberté de se déplacer de façon autonome. Et ce faisant, ouvraient la voie à une révolution vestimentaire.
En dépit des controverses, les « bloomers » sont adoptés à l’unanimité par les sportives, qui appliquent dans les faits la doctrine défendue par les premières féministes : l’idée selon laquelle le confort et la praticité l’emportent sur les impératifs moraux. En cela, elles sont les précurseures du style utilitaire, popularisé quelques années plus tard par Coco Chanel. Aujourd’hui encore, le pantalon turc, un temps moqué par ces messieurs de l’hémicycle, continue de faire ses preuves : c’est vêtue d’un short-culotte, son dérivé moderne, que Serena Williams a décroché ses 39 titres du Grand Chelem…
« Le port du pantalon pour les femmes apparaît encore aujourd’hui comme un symbole d’émancipation »